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Le Mardi 19 janvier 2010 à 21:37

« La population est dépossédée de son pouvoir »


Les médias dominants et le pouvoir en place donnent souvent une image déformée ou tronquée des anarchistes. Ce sont pourtant avant tout des militants très actifs qui réfléchissent à un autre modèle de société. Entretien avec trois membres de la Coordination des groupes anarchistes (CGA) de Montpellier qui, notamment, refusent la personnalisation, ne veulent pas d’une organisation de simples adhérents, militent pour une société très organisée et égalitaire, prônent le mandatement et non la délégation, ont un système de vote à la majorité des 3/4. Des questions qui ne sont pas inutiles d’aborder à quelques semaines des élections régionales, au minimum pour avoir des outils d’analyse critique du système actuel.

Que s’est-il passé entre ma demande d’interview et aujourd’hui ?
Jules : On en a discuté puis on a décidé d’y participer. On a défini les différentes personnes qui y participeraient et on nous a donné un mandat vu qu’on savait à peu près sur quelle thématique on devait discuter.

Pourquoi êtes-vous trois ?
Stéphane : À partir du moment où on fonctionne avec la presse, la pratique de la personnalisation ne nous paraît pas en soit une pratique politique pertinente. Et pourquoi pas douze ? Tout simplement pour des raisons techniques.

Quels problèmes pose la personnalisation ?
Stéphane : Il y a plein de problèmes. Le premier c’est qu’on ne se fixe pas sur l’idée mais sur la sympathie ou l’antipathie qu’on peut éprouver vis à vis d’un personnage public. Nous, ce qu’on a envie de mettre en avant, ce sont des idées et pas des individus. Autre problème : l’exposition d’un individu modifie les rapports égalitaires à l’intérieur d’un groupe.
Jules : On est aussi sur un système de rotation des mandats où on essaye de faire que l’ensemble du groupe se saisisse des tâches à tour de rôle.
Marc : Parler en public fait partie des choses que les militants doivent, devraient pouvoir gérer collectivement.
Stéphane : Il n’y a pas les tâches nobles assujetties à quelques individus et les tâches non nobles pour les autres.

Les militants de la CGA, sont, par nature, organisés. Est-ce une concession par rapport à l’idéologie anarchiste ?
Marc : C’est l’inverse. Un des objectifs des anarchistes c’est quand même de peser dans la société pour aboutir à une transformation sociale. Pour nous, ça ne peut pas être le fruit d’individus éparpillés. Par contre, c’est une organisation dans un certain cadre. Les bolcheviks ont comme critère numéro 1, l’efficacité. Nous, on fait, parfois, le choix d’une moindre efficacité à très court terme pour une plus grande efficacité à long terme c’est à dire qui corresponde à l’objectif.

Ne vous fait-on pas parfois le reproche d’être des anarchistes organisés ?
Jules (1) : On peut être anarchiste individualiste, emmerder la société et dire : « Moi tout seul, j’ai raison. » Mais si on a la volonté de changer la société – qui est un mode de fonctionnement organisé des êtres humains – il faut, a minima, avoir les pratiques de ce qu’on a envie de mettre en place. On a la volonté de transformer la société sur des valeurs d’entraide, de solidarité, d’égalité des individus, de liberté. Pour ça, il faut que nous fonctionnions sur ces principes-là et que nous vivions avec la société. C’est pour ça qu’on ne se replie pas et qu’on ne vit pas en petites communautés.

Comment est-on militant à la CGA ?
Stéphane : Il faut se retrouver dans nos principes. C’est aussi une activité c’est-à-dire d’être dans une démarche militante. On ne fonctionne pas, contrairement à la plupart des organisations politiques, à la multiplication des cartes. On n’est pas une organisation d’adhérents. Nous sommes des militants anarchistes, révolutionnaires et nous faisons le choix de nous organiser pour mettre ensemble les activités et tendre à notre projet politique qui est l’enjeu de notre regroupement.

Quel est votre système de vote ?
Marc : Ce n’est pas une majorité simple mais elle doit être de 3/4 dans l’organisation nationale (2/3 dans le groupe local pour des raisons historiques). Et ce sont 3/4 de « pour », le but du jeu étant qu’il y ait suffisamment de gens qui souhaitent aller dans une direction donnée. Ce qui donne que les décisions sont généralement suivies d’effet. Mécaniquement, voter contre ou s’abstenir revient à la même chose. Pas du point de vue de l’expression mais du point de vue de la prise de décision.

Combien avez-vous d’adhérents ?
Marc : On ne communique pas là dessus parce qu’on est une organisation de militants et pas d’adhérents. Les chiffres qu’on communique ce sont ceux des gens qui se réunissent avec nous lors de mobilisations. Lors des deux derniers événements qu’on a organisés, les journées libertaires ou les 70 ans de la révolution espagnol, ce sont environ 200 personnes qui sont passées. Et pour les mobilisations sociales les plus importantes auxquelles on participe avec d’autres composantes du mouvement libertaire, on arrive à des cortèges de 500 personnes.

« C’est normal que les dirigeants politiques
nous considèrent comme des ennemis »

Souvent pour dire, c’est le bordel, on dit : « C’est l’anarchie ». Qu’est-ce que ça vous inspire ?
Marc : J’aime bien la réponse de Malatesta, militant anarchiste du XIXe qui disait qu’à l’époque ceux qui étaient sans foi ni loi, pour le chaos, la violence, etc. on les appelait les républicains. C’est le pouvoir qui les appelait comme ça. C’est un peu la méthode de Crimepensée que définit Orwell : il suffit d’attribuer une étiquette péjorative à un courant et ensuite de se servir de cette étiquette pour le détruire. C’est normal que les dirigeants politiques nous considèrent comme des ennemis.

Donc vous l’identifiez comme venant au départ du pouvoir ?
Marc : En tout cas, penser que l’absence de choses contrôlées par un pouvoir central, c’est du désordre, c’est la première conjonction. C’est sincère, ce n’est pas une manipulation contre les anarchistes : sincèrement un certain nombre de dirigeants – mais pas seulement des dirigeants – pensent que l’absence de règles où ils contrôlent tout, tout le temps, c’est forcément le désordre. Nous on dit que ce n’est pas le désordre mais que c’est une autre façon de s’organiser.

Est-ce important de lutter contre ces préjugés notamment dans les médias ?
Stéphane : C’est important mais on ne fait pas un travail spécifique auprès des médias pour cela.
Marc : La meilleure façon pour nous de lutter contre ça ce n’est pas de faire de la communication médiatique, c’est de montrer là où on est que ce sont des préjugés. Et en général, ça marche assez bien même si médiatiquement ça se voit moins. C’est du travail de plus longue haleine mais ce sont des acquis plus solides.

« La construction politique à travers les médias
est très artificielle »

Souvent les organisations utilisent les médias parce qu’elles semblent penser que ça leur permet de faire passer leurs messages plus rapidement. Ce n’est pas votre opinion ?
Stéphane : On n’axe pas sur les médias mais on ne s’interdit pas de les utiliser parfois. En même temps, la construction politique à travers les médias est très artificielle. C’est aussi pour ça qu’on ne fait pas le choix d’axer énormément là-dessus. Un phénomène médiatique peut vous faire monter en politique en six mois et vous faire retomber à partir du moment où les médias ont décidé que c’était fini.
Pour prendre un exemple, Arlette Laguiller a eu une période de gloire médiatique jusqu’aux élections de 2002 où elle a refusé de jouer le consensus médiatique de l’époque qui était d’appeler à voter Chirac au deuxième tour. Son propos était : « Si Le Pen doit passer, ce sera dans la rue que ça se règlera. » Pour les médias, ça a été inacceptable et du jour au lendemain, elle n’a plus été invitée. Construire une stratégie politique sur les médias c’est aussi ne pas maîtriser son réel impact politique. C’est donner à d’autres la possibilité de vous faire vivre ou d’arrêter de vous faire vivre. Nous on n’est plus sur des constructions à long terme sur la réalité de notre investissement, de la rencontre des gens dans les luttes sociales qui nous paraissent plus durables et plus costaud que sur une représentation d’image médiatique.
Marc : Ça marche aussi pour les structures militantes. Par exemple le PS avec Royal ou même la LCR qui ont multiplié par deux leur nombre de militants après 2002, les ont reperdus presque aussi sec en 6 mois. On n’attitre pas les mêmes militants et de façon pas aussi durable en faisant une lutte sociale ou en allant chez Drucker (si je veux être méchant).
Stéphane : Ce qui nous intéresse c’est de changer profondément et les mentalités et les structures sociales. Et pas simplement l’image et la perception qu’on peut avoir de nous.

Quel est votre projet ?
Marc : C’est un projet politiquo-économique donc d’organisation sociale qui repose principalement sur l’égalité économique et sociale des gens entre eux. Le but d’une société libertaire c’est l’émancipation de chacun c’est-à-dire qu’elle donne à chacun les moyens matériels (vêtements, nourriture, éducation, communication, déplacement) de s’émanciper et les moyens individuels et collectifs de pouvoir peser sur la société. Ça se structure dans des formes d’organisation : fédéralisme et démocratie directe.
Un des aspects de choix qu’on doit pouvoir avoir dans la société, c’est aussi : qu’est-ce qu’on produit, comment dans quelles conditions pour l’environnement, la vie des salariés. Pouvoir faire ces choix-là implique une propriété collective des moyens de production et de distribution. C’est ce qu’on appelle le socialisme et c’est en ça qu’on est un des courants socialistes. Une grosse partie de l’analyse concerne le pouvoir : le répartir au maximum partout où il est, casser les inégalités (hommes-femmes, couleur de peau, etc.). Pour nous, les moyens doivent être en adéquation avec l’objectif qu’on se donne. On ne pense pas arriver à une société de liberté et d’égalité et où chacun à le même poids dans la prise de décision, en étant nous-même autoritaires, en élevant des hiérarchies entre nous.

« Le changement de société
ne passe pas par les élections »

Que vous inspire les élections régionales ?
Marc : Cela nous conforte plutôt. En particulier le fameux cours de Georges Frêche sur la façon qu’il a de considérer l’élection, d’insulter les électeurs, de penser que 95 % des gens sont des cons, qu’il faut offrir des boîtes de chocolat aux vieux pour gagner les élections. Il connaît la méthode et elle marche. Ce n’est pas ma façon de penser mais le fait que les dirigeants politiques voient les élections comme juste leur métier c’est-à-dire attraper le pouvoir et s’y accrocher comme des berniques quitte à avoir quelques cadavres dans les placards, écraser quelques têtes et participer à une espèce de débilitation de l’ensemble, c’est un élément qui nous conforte sur la façon de concevoir les élections : ce n’est pas un grand débat dans lequel tout le monde exprime ses idées et où on peut choisir une voie plutôt qu’une autre mais c’est vraiment par le biais de phénomènes à moitié clientélistes et à moitié médiatiques, le moyen de réussir à obtenir les 50 % plus une voix, pour attraper le pouvoir et s’y accrocher.
Stéphane : Pour moi, le changement de société ne passe pas par là.

Pour vous, tout est lié à la façon de conquérir le pouvoir et à l’exercer ? N’y-a-t-il pas des décisions des pouvoirs en place que vous jugez bonnes ?
Marc : La question principale doit être analysée sous l’angle des classes sociales. Qui a le pouvoir au niveau national ? Aujourd’hui, c’en est même caricatural : tous les dirigeants sont issus des mêmes écoles. Ce n’est presque plus en terme de classes sociales mais presque en terme de connaissance. Ils connaissent suffisamment le mécanisme global pour que ce soit toujours l’un d’entre eux qui se retrouve au conseil d’administration d’une grande entreprise, dans tel cabinet ministériel, etc. La chose est conçue de façon à ce que ça reste quelqu’un de cette classe sociale qui soit à ces commandes là.
Stéphane : Notre projet politique c’est une société très organisée qui se dote d’outils, de structures qui permettent aux gens d’avoir une réelle confrontation d’idées pour faire des choix conscients et collectifs. A partir du moment où on est dans un modèle où il s’agit de déléguer à un certain nombre d’individus le fait de prendre les grandes orientations politiques, il y a une dépossession de la population de son pouvoir. Ce modèle ne nous intéresse pas. Dans le lot des milliers de mesures que peuvent prendre tel ou tel pouvoir, il peut y avoir quelque chose de sympathique pour autant on est toujours dans quelque chose qui dépossède les individus de leur pouvoir et cette dépossession fait qu’on ne peut pas avoir une société émancipée. Pour nous l’émancipation c’est avoir la capacité de conduire sa vie et son environnement de façon consciente. Le modèle de représentation politique que l’on connaît va à l’encontre de ça.
Marc : Au mieux les individus sont commentateurs. Nous on veut une société d’acteurs.
Stéphane : De plus, cette fonction politique donnée à un certain nombre d’individus assez faible au regard de la population, donne également des privilèges. On revient dans l’analyse des classes sociales. Outre qu’il y a une dissociation de pouvoir réel, il y a aussi une dissociation entre qui a des privilèges et qui n’en a pas et les acteurs politiques ont un privilège de pouvoir, mais dans la société de classes dans laquelle on vit, ce pouvoir est aussi lié souvent à des privilèges économiques. Ce qui va aussi à l’encontre de notre volonté d’avoir une égalité économique et sociale. Ce n’est pas en devenant privilégié d’un point de vue du pouvoir et d’un point de vue économique, qu’on pourra instaurer une société égalitaire. Quand on a ce genre de privilèges, on ne les lâche pas facilement.

« On ne pense pas que la société de demain
sera l’assemblée générale permanente »

Etes-vous sûr qu’il y a beaucoup d’individus qui sont prêts à devenir acteurs ? N’y-a-t-il pas une forme de paresse dans l’acceptation du système actuel ?
Stéphane : Je ne crois pas que par nature les individus souhaitent ne pas être en possession de leur vie et de leur environnement. On peut tout à fait aménager les choses pour qu’un individu puisse participer aux grands choix collectifs sans pour autant y passer dix heures par jour. Au sein d’une activité économique, on peut tout à fait imaginer qu’à l’intérieur du travail effectif, soit pris un temps de discussion et décision. On ne pense pas que la société de demain sera l’assemblée générale permanente. On pense que les orientations doivent être définies collectivement mais tout le monde ne fera pas la même tâche en même temps. On n’est pas pour la délégation, on est pour le mandatement. L’exécution d’une décision peut être confiée à un groupe d’individus qui a pour mission, pendant une période donnée, d’effectuer la tâche décidée collectivement.

Pourriez-vous expliquer la différence entre délégation et mandatement ?
Stéphane : Dans la première on délègue son pouvoir de décision à un groupe plus ou moins large d’individus. Dans le second, on conserve son pouvoir : on définit les choix et les décisions et c’est l’exécution des décisions qui est donné en charge à une certain nombre de gens. Mais on associe le mandat au contrôle du mandat : les personnes qui mandatent doivent pouvoir avoir la possibilité de contrôler systématiquement si la tâche a été effectuée telle qu’était « la commande » et la possibilité de révoquer la personne si elle ne fait pas ce qui était prévu. Ce qui fait le pouvoir reste toujours au niveau de la somme des gens qui ont pris la décision. Par contre, dans la délégation le pouvoir est transféré à ces individus.
Marc : Le mandaté ne fait pas ce qu’il veut.
Stéphane : Il fait ce qu’on lui demande. Ce n’est plus un privilège, c’est une charge finalement. On n’a pas de souci sur le fait que les gens accepteront cette tâche dans la mesure où c’est aussi valorisant pour l’individu. On pense qu’être acteur dans une société et faire des tâches qui profitent à ses semblables donc aussi à soit, est une tâche suffisamment valorisante pour que les individus s’y retrouvent. On n’a pas du tout la vision des libéraux de la guerre de tous contre tous, de la concurrence comme effet stimulateur dans une société.

Propos recueillis le 30 décembre 2009.

► Lire aussi : « Ce qui est préférable c’est une grève générale et illimitée » (interview de deux militants de la Confédération nationale du travail)

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(1) Jules a dû partir avant la fin de l’entretien. C’est pour cela que ses propos sont moins nombreux.

Les médias dominants et le pouvoir en place donnent souvent une image déformée ou tronquée des anarchistes. Le dernier exemple en date étant l’affaire dite de « Tarnac » et ses présumés « terroristes d’ultra-gauche de la mouvance anarcho-autonome ». Ce sont pourtant avant tout des militants très actifs qui réfléchissent à un autre modèle de société. Entretien avec trois membres de la Coordination des groupes anarchistes de Montpellier qui, notamment, refusent la personnalisation, ne veulent pas d’une organisation de simples adhérents, militent pour une société très organisée et égalitaire, prônent le mandatement et non la délégation, ont un système de vote à la majorité des 3/4. Des questions qui ne sont pas inutiles d’aborder à quelques semaines des élections régionales, au minimum pour avoir des outils d’analyse critique du système actuel.

Que s’est-il passé entre ma demande d’interview et aujourd’hui ?
Jules : On en discuté puis on a décidé d’y participer. On a défini les différentes personnes qui y participeraient et on nous a donné un mandat vu qu’on savait à peu près sur quelle thématique on devait discuter.

Pourquoi êtes-vous trois ?
Stéphane : À partir du moment où on fonctionne avec la presse, la pratique de la personnalisation ne nous paraît pas en soit une pratique politique pertinente. Et pourquoi pas douze ? Tout simplement pour des raisons techniques.

Quels problèmes pose la personnalisation ?
Stéphane : il y a plein de problèmes. Le premier c’est qu’on ne se fixe pas sur l’idée mais sur la sympathie ou l’antipathie qu’on peut éprouver vis à vis d’un personnage public. Nous, ce qu’on a envie de mettre en avant, ce sont des idées et pas des individus. Autre problème : l’exposition d’un individu modifie les rapports égalitaires à l’intérieur d’un groupe.
Jules : On est aussi sur un système de rotation des mandats où on essaye de faire que l’ensemble du groupe se saisisse des tâches à tour de rôle.
Marc : Parler en public fait partie des choses que les militants doivent, devraient pouvoir gérer collectivement.
Stéphane : Il n’y a pas les tâches nobles assujetties à quelques individus et les tâches non nobles pour les autres.

Les militants de la CGA, sont, par nature, organisés. Est-ce une concession par rapport à l’idéologie anarchiste ?
Marc : C’est l’inverse. Un des objectifs des anarchistes c’est quand même de peser dans la société pour aboutir à une transformation sociale. Pour nous, ça ne peut pas être le fruit d’individus éparpillés. Par contre, c’est une organisation dans un certain cadre. Les bolcheviks ont comme critère numéro 1, l’efficacité. Nous, on fait, parfois, le choix d’une moindre efficacité à très court terme pour une plus grande efficacité à long terme c’est à dire qui corresponde à l’objectif.

Ne vous fait-on pas parfois le reproche d’être des anarchistes organisés ?
Jules (1) : On peut être anarchiste individualiste, emmerder la société et dire : « Moi tout seul, j’ai raison. » Mais si on a la volonté de changer la société – qui est un mode de fonctionnement organisé des êtres humains – il faut, a minima, avoir les pratiques de ce qu’on a envie de mettre en place. On a la volonté de transformer la société sur des valeurs d’entraide, de solidarité, d’égalité des individus, de liberté. Pour ça, il faut que nous fonctionnions sur ces principes-là et que nous vivions avec la société. C’est pour ça qu’on ne se replie pas et qu’on ne vit pas en petites communautés.

Comment est-on militant à la CGA ?
Stéphane : Il faut se retrouver dans nos principes. C’est aussi une activité c’est-à-dire d’être dans une démarche militante. On ne fonctionne pas, contrairement à la plupart des organisations politiques, à la multiplication des cartes. On n’est pas une organisation d’adhérents. Nous sommes des militants anarchistes, révolutionnaires et nous faisons le choix de nous organiser pour mettre ensemble les activités et tendre à notre projet politique qui est l’enjeu de notre regroupement.

Quel est votre système de vote ?
Marc : Ce n’est pas une majorité simple mais elle doit être de 3/4 dans l’organisation nationale (2/3 dans le groupe local pour des raisons historiques). Et ce sont 3/4 de « pour », le but du jeu étant qu’il y ait suffisamment de gens qui souhaitent aller dans une direction donnée. Ce qui donne que les décisions sont généralement suivies d’effet. Mécaniquement, voter contre ou s’abstenir revient à la même chose. Pas du point de vue de l’expression mais du point de vue de la prise de décision.

Combien avez-vous d’adhérents ?
Marc : On ne communique pas là dessus parce qu’on est une organisation de militants et pas d’adhérents. Les chiffres qu’on communique ce sont ceux des gens qui se réunissent avec nous lors de mobilisations. Lors des deux derniers événements qu’on a organisés, les journées libertaires ou les 70 ans de la révolution espagnol, ce sont environ 200 personnes qui sont passées. Et pour les mobilisations sociales les plus importantes auxquelles on participe avec d’autres composantes du mouvement libertaire, on arrive à des cortèges de 500 personnes.

Souvent pour dire, c’est le bordel, on dit : « C’est l’anarchie ». Qu’est-ce que ça vous inspire ?
Marc : J’aime bien la réponse de Malatesta, militant anarchiste du XIXe qui disait qu’à l’époque ceux qui étaient sans foi ni loi, pour le chaos, la violence, etc. on les appelait les républicains. C’est le pouvoir qui les appelait comme ça. C’est un peu la méthode de Crimepensée que définit Orwell : il suffit d’attribuer une étiquette péjorative à un courant et ensuite de se servir de cette étiquette pour le détruire. C’est normal que les dirigeants politiques nous considèrent comme des ennemis.

Donc vous l’identifiez comme venant au départ du pouvoir ?
Marc : En tout cas, penser que l’absence de choses contrôlées par un pouvoir central, c’est du désordre, c’est la première conjonction. C’est sincère, ce n’est pas une manipulation contre les anarchistes : sincèrement un certain nombre de dirigeants – mais pas seulement des dirigeants – pensent que l’absence de règles où ils contrôlent tout, tout le temps, c’est forcément le désordre. Nous on dit que ce n’est pas le désordre mais que c’est une autre façon de s’organiser.

Est-ce important de lutter contre ces préjugés notamment dans les médias ?
Stéphane : C’est important mais on ne fait pas un travail spécifique auprès des médias pour cela.
Marc : La meilleure façon pour nous de lutter contre ça ce n’est pas de faire de la communication médiatique, c’est de montrer là où on est que ce sont des préjugés. Et en général, ça marche assez bien même si médiatiquement ça se voit moins. C’est du travail de plus longue haleine mais ce sont des acquis plus solides.

Souvent les organisations utilisent les médias parce qu’elles semblent penser que ça leur permet de faire passer leurs messages plus rapidement. Ce n’est pas votre opinion ?
Stéphane : On n’axe pas sur les médias mais on ne s’interdit pas de les utiliser parfois. En même temps, la construction politique à travers les médias est très artificielle. C’est aussi pour ça qu’on ne fait pas le choix d’axer énormément là-dessus. Un phénomène médiatique peut vous faire monter en politique en six mois et vous faire retomber à partir du moment où les médias ont décidé que c’était fini. Pour prendre un exemple, Arlette Laguiller a eu une période de gloire médiatique jusqu’aux élections de 2002 où elle a refusé de jouer le consensus médiatique de l’époque qui était d’appeler à voter Chirac au deuxième tour. Son propos était : « Si Le Pen doit passer, ce sera dans la rue que ça se règlera. » Pour les médias, ça a été inacceptable et du jour au lendemain, elle n’a plus été invitée. Construire une stratégie politique sur les médias c’est aussi ne pas maîtriser son réel impact politique. C’est donner à d’autres la possibilité de vous faire vivre ou d’arrêter de vous faire vivre. Nous on n’est plus sur des constructions à long terme sur la réalité de notre investissement, de la rencontre des gens dans les luttes sociales qui nous paraissent plus durables et plus costaud que sur une représentation d’image médiatique.
Marc : Ça marche aussi pour les structures militantes. Par exemple le PS avec Royal ou même la LCR qui ont multiplié par deux leur nombre de militants après 2002, les ont reperdus presque aussi sec en 6 mois. On n’attitre pas les mêmes militants et de façon pas aussi durable en faisant une lutte sociale ou en allant chez Drucker (si je veux être méchant).
Stéphane : Ce qui nous intéresse c’est de changer profondément et les mentalités et les structures sociales. Et pas simplement l’image et la perception qu’on peut avoir de nous.

Quel est votre projet ?
Marc : C’est un projet politiquo-économique donc d’organisation sociale qui repose principalement sur l’égalité économique et sociale des gens entre eux. Le but d’une société libertaire c’est l’émancipation de chacun c’est-à-dire qu’elle donne à chacun les moyens matériels (vêtements, nourriture, éducation, communication, déplacement) de s’émanciper et les moyens individuels et collectifs de pouvoir peser sur la société. Ça se structure dans des formes d’organisation : fédéralisme et démocratie directe. Un des aspects de choix qu’on doit pouvoir avoir dans la société, c’est aussi : qu’est-ce qu’on produit, comment dans quelles conditions pour l’environnement, la vie des salariés. Pouvoir faire ces choix-là implique une propriété collective des moyens de production et de distribution. C’est ce qu’on appelle le socialisme et c’est en ça qu’on est un des courants socialistes. Une grosse partie de l’analyse concerne le pouvoir : le répartir au maximum partout où il est, casser les inégalités (hommes-femmes, couleur de peau, etc.). Pour nous, les moyens doivent être en adéquation avec l’objectif qu’on se donne. On ne pense pas arriver à une société de liberté et d’égalité et où chacun à le même poids dans la prise de décision, en étant nous-même autoritaires, en élevant des hiérarchies entre nous.

Que vous inspire les élections régionales ?
Marc : Cela nous conforte plutôt. Ce qui me conforte vraiment c’est le fameux cours de Georges Frêche sur la façon qu’il a de considérer l’élection, d’insulter les électeurs, de penser que 95 % des gens sont des cons, qu’il faut offrir des boîtes de chocolat aux vieux pour gagner les élections. Il connaît la méthode et elle marche. Ce n’est pas ma façon de penser mais le fait que les dirigeants politiques voient les élections comme juste leur métier c’est-à-dire attraper le pouvoir et s’y accrocher comme des berniques quitte à avoir quelques cadavres dans les placards, écraser quelques têtes et participer à une espèce de débilitation de l’ensemble, c’est un élément qui nous conforte sur la façon de concevoir les élections : ce n’est pas un grand débat dans lequel tout le monde exprime ses idées et où on peut choisir une voie plutôt qu’une autre mais c’est vraiment par le biais de phénomènes à moitié clientélistes et à moitié médiatiques, le moyen de réussir à obtenir les 50 % plus une voix, pour attraper le pouvoir et s’y accrocher.
Stéphane : Pour moi, le changement de société ne passe par là.

Pour vous, tout est lié à la façon de conquérir le pouvoir et à l’exercer ? N’y-a-t-il pas des décisions des pouvoirs en place que vous jugez bonnes ?
Marc : La question principale doit être analysée sous l’angle des classes sociales. Qui a le pouvoir au niveau national ? Aujourd’hui, c’en est même caricatural : tous les dirigeants sont issus des mêmes écoles. Ce n’est presque plus en terme de classes sociales mais presque en terme de connaissance. Ils connaissent suffisamment le mécanisme global pour que ce soit toujours l’un d’entre eux qui se retrouve au conseil d’administration d’une grande entreprise, dans tel cabinet ministériel, etc. La chose est conçue de façon à ce que ça reste quelqu’un de cette classe sociale qui soit à ces commandes là.
Stéphane : Notre projet politique c’est une société très organisée qui se dote d’outils, de structures qui permettent aux gens d’avoir une réelle confrontation d’idées pour faire des choix conscients et collectifs. A partir du moment où on est dans un modèle où il s’agit de déléguer à un certain nombre d’individus le fait de prendre les grandes orientations politiques, il y a une dépossession de la population de son pouvoir. Ce modèle ne nous intéresse pas. Dans le lot des milliers de mesures que peuvent prendre tel ou tel pouvoir, il peut y avoir quelque chose de sympathique pour autant on est toujours dans quelque chose qui dépossède les individus de leur pouvoir et cette dépossession fait qu’on ne peut pas avoir une société émancipée. Pour nous l’émancipation c’est avoir la capacité de conduire sa vie et son environnement de façon consciente. Le modèle de représentation politique que l’on connaît va à l’encontre de ça.
Marc : Au mieux les individus sont commentateurs. Nous on veut une société d’acteurs.
Stéphane : De plus, cette fonction politique donnée à un certain nombre d’individus assez faible au regard de la population, donne également des privilèges. On revient dans l’analyse des classes sociales. Outre qu’il y a une dissociation de pouvoir réel, il y a aussi une dissociation entre qui a des privilèges et qui n’en a pas et les acteurs politiques ont un privilège de pouvoir, mais dans la société de classes dans laquelle on vit, ce pouvoir est aussi lié souvent à des privilèges économiques. Ce qui va aussi à l’encontre de notre volonté d’avoir une égalité économique et sociale. Ce n’est pas en devenant privilégié d’un point de vue du pouvoir et d’un point de vue économique, qu’on pourra instaurer une société égalitaire. Quand on a ce genre de privilèges, on ne les lâche pas facilement.

Etes-vous sûr qu’il y a beaucoup d’individus qui sont prêts à devenir acteurs ? N’y-a-t-il pas une forme de paresse dans l’acceptation du système actuel ?
Stéphane : Je ne crois pas que par nature les individus souhaitent ne pas être en possession de leur vie et de leur environnement. On peut tout à fait aménager les choses pour qu’un individu puisse participer aux grands choix collectifs sans pour autant y passer dix heures par jour. Au sein d’une activité économique, on peut tout à fait imaginer qu’à l’intérieur du travail effectif, soit pris un temps de discussion et décision. On ne pense pas que la société de demain sera l’assemblée générale permanente. On pense que les orientations doivent être définies collectivement mais tout le monde ne fera pas la même tâche en même temps. On n’est pas pour la délégation, on est pour le mandatement. L’exécution d’une décision peut être confiée à un groupe d’individus qui a pour mission, pendant une période donnée, d’effectuer la tâche décidée collectivement.

Pourriez-vous expliquer la différence entre délégation et mandatement ?
Stéphane : Dans la première on délègue son pouvoir de décision à un groupe plus ou moins large d’individus. Dans le second, on conserve son pouvoir : on définit les choix et les décisions et c’est l’exécution des décisions qui est donné en charge à une certain nombre de gens. Mais on associe le mandat au contrôle du mandat : les personnes qui mandatent doivent pouvoir avoir la possibilité de contrôler systématiquement si la tâche a été effectuée telle qu’était « la commande » et la possibilité de révoquer la personne si elle ne fait pas ce qui était prévu. Ce qui fait le pouvoir reste toujours au niveau de la somme des gens qui ont pris la décision. Par contre, dans la délégation le pouvoir est transféré à ces individus.
Marc : Le mandaté ne fait pas ce qu’il veut.
Stéphane : Il fait ce qu’on lui demande. Ce n’est plus un privilège, c’est une charge finalement. On n’a pas de souci sur le fait que les gens accepteront cette tâche dans la mesure où c’est aussi valorisant pour l’individu. On pense qu’être acteur dans une société et faire des tâches qui profitent à ses semblables donc aussi à soit, est une tâche suffisamment valorisante pour que les individus s’y retrouvent. On n’a pas du tout la vision des libéraux de la guerre de tous contre tous, de la concurrence comme effet stimulateur dans une société.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Errico_Malatesta

http://www.perpignan-toutvabien.com/post/2009/02/19/Georges-Freche-:-Je-fais-campagne-aupres-des-cons-et-la-je-ramasse-des-voix-en-masse

Propos recueillis le 30 décembre 2009
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(1) Jules a dû partir avant la fin de l’entretien. C’est pour cela que ses propos sont moins nombreux.


Publié dans Politique. Mots clés : , , , .

Un commentaire

Suivre les commentaires de cet article

  1. Phil Ogm said
    on 20 janvier 2010

    à 17 h 43 min

    Merci pour cet article de fond !