Stéphane Ghiotti est chargé de recherche au CNRS. Il travaille sur l’analyse des rapports sociaux et politiques par rapport à la gestion de l’eau et leur lien avec les questions de développement et d’aménagement du territoire. Entretien sur le Pôle de compétitivité, l’alimentation en eau potable de Montpellier, la place des entreprises privées, le projet Aqua domitia ou encore l’utilisation de l’eau comme moyen, pour un homme politique, de se maintenir au pouvoir et de mener à bien ses projets.
Quel est votre point de vue sur la création du Pôle de compétitivité eau à Montpellier ?
Il a mis un temps à émerger. De par son fonctionnement qui est de rassembler les politiques, les entreprises et le monde académique, il n’a émergé que parce qu’il y avait un consensus au niveau de ces trois sphères : il y a déjà un terreau fertile en Languedoc-Roussillon sur ce type d’inter-relations. La collusion de ces intérêts-là n’est pas quelque chose de nouveau.
Vous dites collusion, ça peut avoir une connotation péjorative…
Je ne tire pas de plan sur la comète parce que ça n’a pas encore fonctionné. Collaboration, oui. Collusion ? Je ne me fais pas de doute non plus compte tenu de l’historique des liens entre ces trois sphères en Languedoc-Roussillon.
Vous pouvez développer ?
Les liens qui ont été tissés depuis l’après deuxième guerre mondiale autour de la construction du canal Bas Rhône Languedoc (BRL), les débats qu’il y a eu sur l’extension de ce canal en direction de Barcelone au début des années 90, les oppositions qu’il y a eu autour des questions d’alimentation en eau potable de Montpellier dans les années 60-70 (source du Lez).
Un projet qui ne s’est pas fait sans mal…
Non.
Quels étaient les arguments qui s’opposaient à l’époque ?
C’était : est-ce qu’on prend l’eau du canal BRL pour alimenter en eau Montpellier et les villes du Languedoc-Roussillon ou, pour le cas de Montpellier, est-ce qu’on pompe dans une eau karstique, à proximité ? À coup d’expertises, de bureaux d’études, de pouvoirs politiques, il y a eu tout un jeu d’enjeux autour de savoir quels choix techniques on mobilise. Derrière ces choix, il y a des choix financiers et politiques.
Donc les choix ne sont pas que techniques…
Non. Là, très clairement, c’était de savoir si une grande ville met tous ses œufs dans le même panier et donc se raccorde à un seul tuyau avec les risques de dépendance associés. Ou, au contraire, est-ce qu’elle va chercher de l’eau à proximité immédiate, de meilleure qualité, abondante aussi donc à moindre coût en terme de traitement. Au risque de se mettre à dos l’arrière pays de Montpellier (1). D’ailleurs, toute la structuration de l’intercommunalité en a découlé entre le nord de Montpellier, le Pic Saint-Loup et puis l’agglomération de Montpellier. Donc ça commence déjà dans les années 60-70 autour des questions d’eau.
« La ville de Montpellier a acheté les terres à un bourgeois
et l’arrière pays s’est trouvé en partie dépossédé »
En gros, les gens de là-bas reprochent à Montpellier de leur piquer leur eau ?
Oui, bien sûr. La ville de Montpellier a acheté les terres à un bourgeois, elle a pu tirer partie d’une ressource qui était sur un ancien domaine et du coup l’arrière pays s’est trouvé en partie dépossédé. Parce que, dans le système actuel, les gens qui habitent à proximité de la source, achètent de l’eau au syndicat de Montpellier pour avoir leur eau, par tuyaux interposés.
Revenons au Pôle eau. On voit bien l’intérêt des entreprises (récupérer des compétences de chercheurs) mais quel est l’intérêt du monde universitaire ?
Je ne fais pas partie de ceux, à titre personnel, qui pensent que les universités en général, et les universités de sciences humaines et sociales en particulier, doivent se couper des partenariats possibles avec le privé. Je trouve au contraire que les étudiants en sciences humaines et sociales ont de vraies compétences à faire valoir et je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas monnayable sur le marché du travail en direction des entreprises privées. Après, sur le principe d’accoler les formations à des entreprises privées, il y a du bon et du moins bon : un projet pédagogique n’a pas la même temporalité que celle, économique, d’une entreprise. Que fait-on pour financer une filière qui n’a plus de débouchés si on est pieds et poings liés ? Mais sur le fond, d’une manière générale, ce pôle est une très bonne idée. Après, comme toujours, quel type de gouvernance y met-on ? C’est-à-dire, quelle est la place des universitaires, des chercheurs dans le conseil de décision ? Comment on oriente les sujets de recherches ? Quelles finalités ont-elles ? Pour qui ? Pour quoi ? Comment partage-t-on l’argent entre les différentes sciences ?
Est-ce à dire que vous avez des inquiétudes ?
Pour l’instant, je n’ai pas d’éléments sur lesquels je puisse me baser.
« Les entreprises privées ont la place qu’on veut bien leur laisser »
Ce pôle ne risque-t-il pas de renforcer la mainmise des entreprises privées sur la gestion de l’eau ?
De toute façon, elles ont la place qu’on veut bien leur laisser. Si le privé a en délégation la gestion de l’eau d’une commune, d’une agglo, d’une communauté de communes, etc. c’est qu’il y a eu suffisamment de consensus économique et politique pour que ça se fasse. Il n’y a pas d’un côté les méchants et de l’autre les gentils. C’est trop facile de rejeter la pierre sur l’un ou sur l’autre. Quand on passe en délégation, c’est voté. Après, c’est quel contrôle démocratique on met derrière, quel type d’évaluation on fait, laisse-t-on un chèque en blanc, laisse-t-on faire pendant 20 ans, en parallèle se dote-t-on de services techniques en interne capables d’avoir un oeil ou alors est-ce qu’on délègue complètement ?
En interne des collectivités ?
Oui. Et ça, ça dépend des choix politiques. La Courly [Le Grand Lyon] a un service technique avec 1 milliard de budget. Ils ont une vraie capacité d’expertise, ils recrutent des gens qualifiés, ils regardent les appels d’offres, c’est eux qui font le cahier des charges, ils sont capables d’assurer le suivi.
Avec le Pôle eau, n’y-a-t-il pas un risque que les collectivités de la région perdent encore en compétence et qu’en cas de volonté de reprendre la gestion de l’eau en régie, on leur rétorque qu’elles n’ont pas les compétences pour le faire ?
De toutes façons, je ne pense pas que les entreprises privées aient attendu le Pôle de compétitivité pour avoir le dessus sur les collectivités territoriales. C’est un processus engagé depuis la loi de la décentralisation. Ce que ça peut changer c’est qu’on va avoir une structuration institutionnelle parce qu’il y a quand même une forte volonté politique pour que ça apparaisse. C’est aussi symbolique que ce pôle émerge à l’échelle française, européenne voire mondiale, ce n’est pas neutre dans le contexte du Languedoc-Roussillon.
« Celui qui a la main sur les ressources
a des marges de manœuvres fondamentales »
Pourquoi en Languedoc-Roussillon ?
C’est une région où l’eau est un élément majeur dans l’organisation du territoire et un facteur de pouvoir politique. Et ça, c’est séculaire. C’est encore plus vrai depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Donc celui qui a la main sur les ressources a des marges de manœuvre fondamentales. Il suffit de regarder le projet Aqua Domitia et le discours politique sur la question pendant les régionales, par exemple de Bourquin [vice-président de la région] qui a dit qu’Aqua Domitia c’était pour aider l’agriculture et notamment la viticulture. Quand on sait que l’idée de Philippe Lamour, quand il construit le canal, c’est de flinguer la viticulture, c’est symbolique quand même. C’est de fracasser le Midi rouge qui s’ancre dans la viticulture et de faire la Californie en Languedoc-Roussillon. Faire des céréales, des cultures à haute valeur ajoutée. Derrière les projets hydrauliques, il y a des projets politiques. Et quand on change l’occupation du sol, on change le foncier, les rapports sociaux, on fait venir d’autres types de personnes.
En caricaturant, l’idée c’était de faire venir des grands céréaliers comme sur la Beauce – même si ce n’est pas la même géographie ?
Ça se développe à un moment où les rapatriés d’Algérie arrivent qui, eux, ont l’expérience des grands domaines irrigués et on leur donne des terres, comme ça s’est passé sur une partie de la Camargue. Le canal Philippe Lamour et tous ces grands aménagements hydrauliques naissent dans les colonies, au Maroc et en Algérie. Ces grands projets ont aussi un arrière fond colonial.
« Derrière l’eau, il y a un objectif agricole mais il y en a d’autres »
Malgré ça, il y a toujours beaucoup de vignes dans la région. Finalement l’objectif initial n’a pas été atteint…
Ça a été un vrai échec. Regardez ce qu’est la viticulture aujourd’hui : elle est un poids économique et politique fort. Le soir des élections, Frêche dit : « Dans certains villages viticoles audois, j’ai fait 70 % et je les aiderai. » Sous-entendu : « Eux je vais les aider et pour ceux qui ont moins bien voté, ce sera plus difficile. » Derrière l’eau, il y a un objectif agricole mais il y en a d’autres. Il suffit de regarder le tracé de l’extension du projet Aqua Domitia. D’un point de vue hydraulique, c’est l’encerclement de la ville de Montpellier donc derrière, c’est quoi ? C’est l’eau urbaine, c’est vendre de l’eau aux villes parce que c’est là où c’est le plus rentable. Ce n’est pas de l’eau agricole. C’est vendre de l’eau où ? Sur l’artère qui passe à l’ouest, c’est toutes les stations littorales. Donc derrière c’est quoi ? Prolonger le modèle de développement urbain, touristique. L’objectif est clair, il n’est pas de sécuriser les ressources, c’est pipeau ça.
Pourtant avec l’irrigation de la viticulture, l’argument de la sécurisation des ressources revient sans arrêt…
Pour le canal Philippe Lamour, qu’a-t-on besoin de construire une infrastructure en dur pour pérenniser ? Qui va payer les coûts d’investissement et de fonctionnement si ce n’est pas pour faire une utilisation durable ? Quand on voit le tracé, c’est clair : ça enserre Montpellier, ça passe dans les garrigues, à l’est, au nord, à l’ouest. Là où les demandes sont les plus fortes, là où les terrains sont potentiellement urbanisables. La garrigue montpelliéraine au nord avec les infrastructures autoroutières. Les enjeux agricoles sont sur la plaine de Gigean (Cournonsec, Cournonterral). L’urbanisation de l’ouest de Montpellier et la mutation de l’agriculture est en route en direction de cultures irriguées. Il y aura peut-être plusieurs stades, comme ça s’est passé en Paca. On va d’abord viabiliser d’un point de vue agricole et puis, une fois que la spéculation sera forte, on aura un basculement. C’est-à-dire qu’une fois que les terrains seront viabilisés avec de l’eau, il se passera comme il se passe à Gignac : entre les terrains non viabilisés et viabilisés, le prix du foncier est multiplié par deux.
Finalement c’est l’argent public qui sert à viabiliser des terrains qui fait augmenter le prix du foncier…
Artificiellement, oui. D’ailleurs, quand ces gens-là vendent, je serais pour la taxation de la plus value.
On comprend bien l’intérêt du propriétaire privé mais quel est l’intérêt du politique là-dedans ?
C’est une hypothèse que je pose : par rapport au modèle traditionnel de gestion politique dans l’Hérault et en Languedoc-Roussillon, plutôt, pour faire caricaturale, l’ère Saumade [ancien président du conseil général de l'Hérault] avec les élites rurales locales autour des questions de développement local, ici avec la logique de projet et notamment ici de projet de tuyau, ça permet d’amener de l’eau dans des espaces où, politiquement, on n’est pas en majorité ou qu’on veut conquérir. Le littoral est un territoire en Languedoc-Roussillon qui est largement dominé par la droite. Où va l’eau ? Dans les stations touristiques.
« Soit on fidélise une clientèle politique, soit on en conquiert une »
Après pour transformer ça en vote citoyen, ce n’est pas facile…
Je ne dis pas que ça va être transformé en vote citoyen. Je dis simplement qu’après soit on fidélise une clientèle politique, soit on en conquiert une. C’est-à-dire qu’avec les changements induits par l’eau, on construit des lotissements, on change la sociologie des gens, on change les usages, etc. Après, il y a des buts politiques qui sont tout autre. Par exemple, pendant les élections municipales, quel est l’enjeu majeur dont on n’a jamais parlé ? La question de la grande agglo. Que s’est-il passé ? Les élus de droite ont été confortés, les opposants à la grande agglo, à droite comme à gauche ont été lessivés : Liberti à Sète. Donc, dans la grande agglo, on partage un système de développement, dans lequel il y a le tramway, l’eau, les réseaux et puis quand il y a nécessité de voter, on s’en souvient. Couderc s’est fait laminer par ses propres forces. Les grands barons locaux à droite ont fait le minimum vital pour lui.
Quand on arrive sur économie du Languedoc-Roussillon où, encore Frêche n’arrête pas de le dire, on a des petites entreprises, l’artisanat, le tertiaire, le tourisme. Les petites entreprises c’est quoi ? C’est le bâtiment, celui qui coupe la croissance urbaine en Languedoc-Roussillon, il se fait vider en moins de deux. Le tourisme : d’accord il faut augmenter les capacités et il faut de l’eau pour les touristes. Donc il y a à la fois l’eau qui fait la politique et la politique qui fait l’eau et à différentes échelles.
« Est-ce viable de perpétuer
ce modèle de développement de croissance non contrôlée ? »
Donc pour vous, avec le BTP, l’eau est un autre secteur qui permet de comprendre les rapports de force et les stratégies politiques…
Le tourisme aussi. Tout ce qui s’appelle l’économie résidentielle. Après, la question que je me pose, c’est : est-ce viable de perpétuer ce modèle de développement de croissance non contrôlée alors que sur les 5 premiers départements français pour le taux de chômage, il y en a quand même trois [Hérault, Pyrénées-orientales, Gard] qui sont en Languedoc-Roussillon ?
Un modèle de développement qui présente politiquement d’autres avantages …
Socialement aussi. Tout n’est pas tout noir ni tout blanc. Si on n’amène pas de l’eau sur un certain type d’espaces comme celui du Languedoc-Roussillon qui a une grande tradition d’accueil touristique de populations non aisées, que fait-on ? On va se retrouver avec des îlots résidentiels de touristes avec des gens qui auront de l’eau et les pauvres on va les mettre ailleurs ? Si la finalité, c’est la capacité de garder un tourisme social avec des capacités en eau augmentées, de pouvoir réalimenter des rivières pour qu’elles soient de bonne qualité pour qu’on n’ait pas des environnements pourris, ça se défend aussi. Après, c’est quels sont les systèmes de gouvernement et de contre pouvoir qu’on met en face ? Et quels sont les garde-fous qu’on met pour ne pas déraper ? Et là, je n’ai pas de visibilité.
Avec Aqua Domitia, vous parlez d’économie de l’offre plutôt que de la demande. Pourquoi ?
On va apporter de l’eau dans des territoires dont on jugeait qu’ils n’en avaient pas ou peu ou pas assez et qui se sont engagés dans le cadre des politiques de l’eau nationales d’avoir des Sage, schémas d’aménagement et de gestion des eaux, qui sont des documents de planification locale sur le partage de la ressource. C’est contraignant de partager la ressource. Un type arrive avec des mètres cubes et les gens se disent : pourquoi s’embêter ? Il n’y a plus de contrainte, on fait sauter un verrou. Pour moi ce canal a trois objectifs : s’affranchir des contraintes environnementales instaurées par la législation française et européenne avec notamment les débits d’étiage. Donc on va faire comme sur le Lez [alimenté en période de basses eaux par le canal BRL]. Quantitativement. Mais quid qualitativement (PCB et compagnie) ? Deuxième objectif : perpétuer un modèle de développement et dernier : conquérir, maintenir et assurer une clientèle. L’exemple caricatural étant la prise de compétence eau (potable, brute, assainissement) par l’agglo. On veut construire une grande agglo et on fait les réseaux qui vont avec.
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(1) L’usine de captage est située entre Les Matelles et Prades-le-Lez.
5 commentaire(s)
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à 19 h 02 min
Le film « Water Makes Money » produit par KERN Films (Allemagne) va sortir le 23 septembre au Diago (en première ciné avec diffusion ARTE), sur 90 mn, environ 15 sur Montpellier
à 20 h 42 min
Je regrette que le savant du CNRS n’évoque jamais la ressource karstique par son nom.
Il s’agit bien du pompage à scandale de la source des Cents-fonts situé dans le Natura 2000 de St Guilhem-le-désert.
Vézinhet et sa clique Calmels,Miquel et dernièrement Georges Vincent le Maire de St Gély du fesc sont bien tous oupables d’avoir massacré un site protégé pour un résultat complèment nul.Sur 2000L litres /seconde
promis pr le BRGM,il ne sort que 40l maxi du pompage d’essai de 2004.
Mr Tessier qu’attendez-vous pour questionner tous ces prédateurs de l’eau et de l’environnement?
à 13 h 11 min
@Hubert BORG : l’eau karstique dont il est question dans l’interview est celle de la source du Lez.
Nous avons évoqué les Cents-fonts pendant l’entretien mais j’ai dû faire des choix d’autant que l’interview est déjà longue. Je n’exclue pas de faire un sujet là-dessus mais, si je le fais, ce ne sera pas sous forme d’interview.
à 23 h 43 min
Mr Teyssier merci de votre réponse et de la qualité de votre travail de journaliste.
Votre article sur l’Eau est excellent.
à 11 h 53 min
Superbe article sur un sujet sensible et rarement évoqué de manière aussi explicite. Et un grand coup de chapeau à ce chercheur qui fait preuve de beaucoup de cran en rendant publique une telle analyse.